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LISE-MARIE BARRÉ

 

 

 
IL EST DES LOINTAINS SI PROCHES

 

 

 

 

Collection « Paroles d’Aujourd’hui »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Christophe Chomant Éditeur


 

 

 

 

 

Marcher jusqu’au lieu où tarit la source ;

Et attendre, assis, que se lève le nuage.

 

Wang Wei.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est curieux tout de même, d’écrire ce qui va advenir.

L’écriture est la clairvoyance de l’aveugle que je suis.


 

 

 

 

 

 

 

Voilà comment tout a commencé.

À l’arrêt.

 

J’ai trop attendu, je sais. J’aurais pu me jeter du haut de la falaise, il y a de cela quelques années. La Bretagne se souvient de cet été où j’ai sombré dans une sorte de folie. J’ai trop attendu, je sais. Que la vie commence, que la vie vaille la peine d’être commencée.

J’ai trop attendu et ne le répéterai plus. Ça s’arrête là. Aux croisements de deux chemins. Ce jour-là, j’ai fermé les yeux pour ne pas voir la route que je prenais – celle de droite ou de gauche. J’ai marché, avancé pendant un long moment. J’étais complètement perdue. J’avançais très lentement, de peur de cogner quelque chose. Puis, petit à petit, je me suis habituée à ce noir, et lorsque j’ai ouvert les yeux, la nuit était tombée et je n’avais rien senti. En fait, je n’avais pas bougé.

Ma vie n’est qu’une succession d’arrêts. Pas pour atteindre un but, puisque but il n’y a pas. Un point final qui constamment m’empêche d’aller de l’avant. Chaque fois que j’entame quelque chose, il faut que je le quitte… C’est maladif.

 

 

 

Je me suis égarée, et sur cette route, j’ai mis le feu aux poutres de la maison.

Ce satané désir d’être sauvée… mais sauvée de quoi ?

L’amour aurait pu me sauver. Je le sais si fort que je n’arrive plus à continuer.

Attente infinie. Rassurer l’inquiétude de ne pas être aimée assez. Besoin viscéral.

Que veux-tu : le père pas là !

J’ai trop attendu. Que l’on me lève de là ! Que l’on m’en lève de là !

 

 

 

Tout a commencé au printemps soixante-dix, dans le sud-est de la France. Malaucène : petit bourg typique du Vaucluse. Non loin du Mont Ventoux. Il s’en est fallu de peu pour que je m’appelle Rose-Mary. Mon père avait entraîné ma mère enceinte jusqu’aux dents à aller voir au cinéma Rose-Mary Baby’s, de Polanski. Et mon père, fin expert de l’éducation des enfants, proposa à ma mère que l’on m’appelle Rose-Mary. Vu l’histoire du film, ma mère refusa tout net. Elle proposa plutôt Madeleine ou Magdalena. Et mon père de renchérir : « Magdalena-Miranda, c’est pas joli ça ? »

Finalement, sur l’état civil il y a écrit : Madeleine-Magda, premier prénom et Miranda-Mira, en deuxième.

 

Elle est bien partie dans la vie cette fille, avec un prénom pareil ! On dirait une marque de voiture tchécoslovaque...

 

Et voilà : dès le départ, mise au rancart ! En plus, des années après, j’ai appris que les voitures tchèques s’appellent Škoda, ce qui veut dire en tchèque, « dommage ».

 

Dommage…

 

 

 

De toutes manières, je ne crois plus ni en Dieu ni au Père Noël.

Je crois que, tout bien réfléchi, c’est le même déguisé en l’autre.

Que veux-tu que je te dise ? Il voulait m’appeler Rose-Mary et en plus il a foutu l’camp, en Amérique ! Son alchimie dans une de ses poches et sa publicité en devanture. Gagner des sous ; les mettre dans les poches, donc sortir son alchimie, en faire de la philosophie et tenir des propos. Voilà mon père, l’imperturbable père qui brille par son absence !

Justement, il a trop brillé dans ma tête de petite fille qui n’a pas voulu grandir. Au zénith, le père !

 

 

 

Je n’avais pas besoin de croire en un dieu ou en un père Noël : j’avais le mien. Définitivement absent, mais brillant comme une étoile morte. Bien brillante. Ce père, quand nous avions des nouvelles par téléphone, nous parlait du triangle pythagoricien ou bien de la poussière d’étoiles, ou autres sujets abracadabrants lorsque tu ne vois jamais l’homme. Comment saisir un père qui se définit lui-même par son absence ? Et donc sa toute puissance, petit malin. Bref, le père-pas-là. La mère, elle, définitivement là, n’en bougera jamais. Du coup, j’avais d’un côté l’absence toute puissante, et de l’autre, la présence pressente. Deux vaut mieux qu’un, donc deux toutes-puissances. Le truc, c’est qu’il fallait que j’atterrisse, moi, dans tout ça.

 

 

 

Le jour où j’ai vu sortir mon père d’un lavomatique, quel étonnement ce fut pour moi ! J’avais l’impression de vivre un épisode inédit, totalement burlesque. J’ai pu constater que lui aussi lavait ses vêtements comme tout le monde. D’un seul coup, cet homme, qui n’était pour moi qu’une figure, est devenu dans cet instant précis un être quelconque.

Il était venu à Paris pour un travail de photographie avec son amie américaine. Je leur avais laissé mon appartement, et moi j’étais allée chez une copine qui m’avait laissé le sien… pour aller chez son copain !

Je n’ai pratiquement jamais vécu avec lui, et d’un seul coup, il s’est retrouvé dans l’intimité de ma vie, a dormi dans mon lit, mangé dans mes assiettes, bu dans mes verres, s’est assis dans mes fauteuils. Il a partagé le lieu dans lequel je vis sans que j’y sois.

 

On n’opère pas du père, c’est une chimère

L’imperturbable père ne se rencontre pas

Permission du père absent

Pertinemment le père se perd

Mon père perdu

En permanence aperçu

Le jeu du je perds, tu perds, il perd

Le jeu du personne qui prend la place du père

Personne, il n’y a personne

Alors où chercher le père s’il n’y a personne

J’achèverais bien l’opération l’histoire continue

 

 

 

Mes amis m’appellent Magda, mais moi j’aime bien Madeleine. C’est doux, ça a un côté vieillot qui me plaît bien. Ce côté suranné me plonge dans une sorte toute particulière de nostalgie. Et je la vois, Madeleine, marchant dans les rues, la tête dans les nuages et le cœur rempli de questions. Elle est belle, rêvassant sur les ponts, griffonnant des mots d’amour sur un papier. Madeleine, si doux à prononcer. Mais, ce n’est pas ça ! Madeleine, tu n’es pas belle, n’est-ce pas ? Tu n’es pas belle ! Et je ne m’y fais pas.

Et pendant ce temps-là, je me précipite encore sur moi-même… et Paris s’étend de tout son long de ville-capitale. Je perds pied. Y a trop de monde ici, et pas assez de multitude. Trop gris, tout ça !

Parfois, j’ai l’impression d’être dans une ville de zombies… « Le retour des morts-vivants » !

Décidément, y a trop de monde et pas assez de latitude ! Je perds le sens de l’union, le sens d’être ici. La marée humaine s’agrippe aux feux rouges, dévale les rues en précipitant son devenir.

 

 

 

Y’a pas la place pour s’arrêter.

Y’a pas le temps de lever la tête. Ça va vite, très vite. Comme un train. Je ne peux pas me presser contre la vitre parce que ça va trop vite.

Courir plus vite pour attraper la mort au croisement.

Je ne trouve pas l’équilibre ; je sème mes pas dans les pieds des autres.

Ça fait drôle de voir grandir le béton et de se retrouver coincée dedans. Jamais j’aurais cru que la couleur de peau changerait à son contact. Ça fait drôle de se voir grandir dans ce béton et croire qu’il est normal de grandir ici.

 

Les bouches sans issues

Issues du saut des formes

Vertige la falaise

Et la plongée secrète

S’achève déracinée

La ville, abreuvoir de l’inutile

 

On s’épanche toujours un peu plus, et souvent sur l’épaule d’un inconnu croisé au hasard d’une escapade parisienne. C’est si courant, tous ces « rentre-dedans, me v’là, que je te montre qui je suis »... On s’épanche, on ne pense pas.

 

 

 

J’ai senti un visage de mon enfance. Un moment inachevé, c’est une fatigue inaccoutumée. Un visage de mon enfance a refait surface du marécage de l’oubli et j’ai senti quelqu’un revenir, une insistance me déshabiller, mais mes souvenirs en trous laissent échapper trop de vides. J’ai mal à ma mémoire, mal à l’enfant, chut. Raconte-moi l’histoire de quand j’étais petite, conte-moi mon enfance. Mais déjà se pressent aux portillons les maux des villes. Et ses tombeaux se dressent aux intersections des rues. Les feux clignotants dans ma tête se pressent au panier. Courir le boulot par la queue et se dépêcher de l’attraper. Je n’entends pas mes souvenirs me parler. Les yeux fermés je veux retrouver ma petite mémoire.

 

 

 

Des bouffées d’angoisse surgissent. Ça m’étouffe un peu, je sais. Mais je ne sais pas comment faire pour m’en sortir sans sortir. Il n’y a pas d’autres issues, et cela me désespère. « S’en sortir sans sortir », comme disait Ghérasim Luca, au risque d’en finir avec ses jours…

Les jours sont comptés, mais en fait, on ne compte rien ; on avance chaque fois un peu plus dans le tunnel ; on s’engouffre un peu plus loin. Mais que voit-on ? Cette mort, qui viendra clore l’entretien de la vie.

Je perds du temps, du temps à compter ce que je perds. Constater que je me suis trompée encore une fois, et que, encore une fois, je reproduis la même chose, et que, encore une fois, je rentre droit dans le mur. L’expérience me dit juste : pars, cours, dépêche-toi, surtout ne te retourne pas, cours encore, ne prolonge pas, va au devant de toi, dépasse-toi, commence de nouveau.

Je ne sais pas. L’expérience, non, vraiment, je ne sais pas.

 

 

 

Du fond de ma nuit en deuil, je prends maintenant la place du fantôme du réel. J’enfile les bottes des petits riens, qui me servent si souvent de béquille contre le réel foudroyant. Ana, ma douce amie, vois-tu que le monde éclôt dans nos mains ?

Je sens cette odeur d’herbe mouillée qui envahit l’air. Je vois les fleurs, que les mains des hommes ont plantées.